mardi 2 juin 2009

La main de mon père

La photographie noir et blanc tient dans la paume de ma main. Ses bords sont dentelés comme ceux d'un petit gâteau sec. Elle a été prise en 1951. J'ai donc trois ans. Je porte une barboteuse dont l'élastique me gêne et que je tire pour l'assouplir. Ma main gauche tient la main de mon père. Il est vêtu d'une chemise d'été et d'un short long. Nous sommes sur un chemin de campagne. Nos regards portent au loin dans la même direction et nos visages, moitié intrigués, moitié soucieux, ne cherchent à plaire à personne. Quand j'ai montré cette image à ma mère, elle s'est exclamée: " Dans ces années-là tu étais tout le temps avec ton père, tu ne le quittais jamais." J'ai pensé, sans le lui dire, que c'était encore le cas et qu'il fallait bien plus que la mort pour desceller ces deux mains calmement refermées l'une sur l'autre. Certes, quelque chose a bien changé, et si une photographie pouvait être prise aujourd'hui, avec une pellicule assez sensible pour être impressionnée par l'invisible, elle montrerait les mêmes personnes se tenant par la main, mais ayant échangé leurs tailles: je suis à présent l'homme mûr qu'était mon père, et lui a l'âge que nous donne la mort quand elle nous irradie de son innocence, à quelque instant qu'elle apparaisse: deux ou trois ans, guère plus et peut être moins.

Tiré du livre Ressusciter de Christian Bobin

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